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PROPOS d'ABBAYE et suites

Autrefois les moines ne s'exprimaient qu'en latin. Ils priaient huit heures par jour, ils se couchaient à plat-ventre sur les dalles froides- sans rien. Ils avaient voix au chapitre pour parler d'affaires courantes de la communauté mais aussi pour battre leur coulpe. Ils se gorgeaient de pots d'olives qu'on leur apportait de Gignac. Ils avaient des vitraux rouges dans leur cathédrale fausse. Ils avaient de l'ambition et il étaient prétentieux. Les frères convers deux à trois fois plus nombreux ne mangeaient pas avec eux...

Dit la guide d'un lieu qu'Hermine avait pris jusqu' en octobre 1960 pour le centre venteux - soleil et garrigue -  de la pure Chrétienté. Avant que la terrible fréquentation quotidienne du Gaffiot puis du Bailly ne lui laisse soupçonner que la lumière de la spiritualité était désormais sur le point d'irradier ailleurs et autrement. A partir des tourniquets de librairie dispensant des tranches tantôt épaisses tantôt minces de romans contemporains étrangers en éditions de moins en moins chères. Qu'elle ne pouvait pourtant pas se payer. Aussi avait-elle mis au point dès la deuxième an née du lycée - avec la visite quotidienne de plusieurs librairies à tourniquets - une sorte de lecture giratoire à épisodes: dix pages ici, vingt-cinq plus loin, à peine cinq dans un troisième magasin. Sous prétexte d'acheter une gomme, cachée derrière le tourniquet qu'elle aurait fait pivoter, elle reviendrait survoler encore quinze pages demain. Cachant le bouquin entamé derrière une pile pour éviter que quelqu'un ne s'amuse à l'acheter.

Elle allait devoir attendre presque dix ans pour être en mesure de se procurer en fonctionnaire  à volonté cette nourriture d'un roman par jour indispensable à une survie mentale qu'elle se plaisait comparer en esprit à celle des chauffeurs de taxis russes à Paris.  Elle qui - étudiante - ne daignerait pas fréquenter la cantine universitaire tant il y a des manières plus intelligentes d'user de son salaire: ainsi  se rendre seule dans un vrai restaurant une fois tous les trois jours, servie par des hommes en blanc et manger des pizzas réchauffées le reste du temps en lisant au soleil sur une pelouse, voire dans un café où on peut descendre sans crainte d'être dérangée un paquet de gitanes dans la demi-journée. Espérant qu'un Sartre de Montpellier ou de Nîmes allait se décider l'aborder. Oui qui sait? Quelque éditeur la reconnaissant pour ce qu'elle était: une écrivaine innée, supérieure à cet égard à Françoise Sagan. Cet homme lui proposerait de l'épouser à simple fin de la publier. En effet, les  heures où elle ne lisait pas et ne se rongeait pas à la seule idée de sauter les cours dont l'étude assidue lui avait déjà procuré tant de bien-être, de sentiment de supériorité, elle les passait à  capter sans trêve le flux lyrique, satirique, épique, narratologique sortant du fertile cerveau-  dont le lycée et ses parents - dans une autre ville, un autre siècle, une autre dimension de l'espace-temps -avaient brimé l'épanchement!

Qui sait?  Si nul ne l'abordait - pour demander par exemple à lire ce qu'elle rédigeait-, dans un mois, dans un an elle se saborderait ... Mourant en solitaire après une balade à poursuivre la lumière sur  la plage de Gruissan ou près de Maguelone, une bouteille à la main contenant des feuillets avec son testament d'élève IPES ratée... une sorte de Villon du XXème siècle collée aux examens mais bourrée de poèmes...intoxiquée de tabac, hagarde,squelettique, sans remords, affamée...

 

Extrait de " Les rayons de Barcelone" ( 2007)

mur d'abbaye

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